Deuxième partie
“L'île des naufragés” (suite).
#11.
L'extase de monsieur Golden.
Martin Golden, seul, réfléchit en silence, puis il
conclut:
«Mon affaire est bonne. Bons travailleurs,
ces hommes, mais ignorants. Leur ignorance et leur crédulité font ma force. Ils
voulaient de l'argent ...
Je leur ai passé des chaînes. Et pendant que je les
roulais ils m'ont couvert de fleurs.
Ô grand banquier! Je sens ton génie s'emparer de mon
être. Tu l'as bien dit, illustre maître: “Qu'on m'accorde le contrôle de la
monnaie d'une nation, et je me fiche de qui fait ses lois”.
Je suis le maître
de cette île parce que je contrôle son système d'argent. Comme je contrôle
cette île je pourrais aussi contrôler l'univers. Ce que je fais ici, je
pourrais le faire dans le monde entier. Que je sorte un jour de cet îlot… et le monde m'appartiendra.
Je sais comment gouverner le monde sans tenir de
sceptre.»
Et dans l'esprit ravi de Martin Golden se dresse toute
la structure du système bancaire.
#12. Crise
de vie chère.
Cependant, la situation empire dans
l'Île des Naufragés. La productivité a beau augmenter, les échanges
ralentissent. Martin pompe régulièrement ses intérêts. Il faut songer à mettre
de l'argent de côté pour lui. L'argent colle, il ne circule pas, ou très mal.
Ceux qui paient le plus de taxes crient contre les
autres, et haussent leurs prix pour compenser leurs pertes. Les plus pauvres,
qui ne paient pas de taxes, crient contre la cherté de la vie et achètent
moins. Le moral baisse, la joie de vivre s'en va. On n'a plus de cœur à
l'ouvrage. A quoi bon? Les produits se vendent mal; et quand ils se vendent, il
faut donner des taxes pour Martin. On se prive. C'est la crise. Et chacun accuse
son voisin de manquer de vertu et d'être la cause de la vie chère.
Un jour Henri, réfléchissant au milieu de ses vergers,
conclut que le “progrès” apporté par le système monétaire du banquier a tout
gâté dans l'Île. Assurément les cinq hommes ont leurs défauts, mais le système
de Martin nourrit tout ce qu'il y a de plus mauvais dans la nature humaine.
Henri décide de convaincre et rallier ses compagnons. Il
commence par Jacques. C'est vite fait: «Eh! dit Jacques, je ne suis pas savant,
moi; mais il y a longtemps que je le sens: le système de ce banquier-là est
plus pourri que le fumier de mon étable du printemps dernier!»
Tous sont gagnés l'un après l'autre, et une nouvelle
entrevue avec Martin est décidée.
#13. Chez le
forgeur de chaînes.
Chez le banquier ce fut une vraie
tempête:
– «L'argent est rare dans l'île,
monsieur, parce que vous nous l'ôtez. On vous paie, on vous paie, et on vous
doit encore autant qu'au commencement. On travaille, nos terres sont cultivées
à fond, et nous voilà plus mal pris qu'avant votre arrivée. Dette! Dette
par-dessus dette!»
– «Allons, mes amis, raisonnons un
peu. Si vos terres sont plus belles, c'est grâce à moi. Un bon système bancaire
est le plus bel actif d'un pays. Mais pour en profiter il faut garder avant
tout la confiance dans le banquier. Venez à moi comme à un père. Vous voulez
d'autre argent? Très bien. Mon baril d'or vaut bien plus que mille dollars...
Tenez, je vais hypothéquer vos nouvelles propriétés et vous prêter un autre
mille dollars tout de suite.»
– «Deux fois plus de dette? Deux fois
plus d'intérêt à payer tous les ans, sans jamais finir?»
– «Oui, mais je vous en prêterai
encore. Tant que vous augmenterez votre richesse foncière moi je vous en
prêterai toujours, et vous ne me rendrez que l'intérêt, seulement l'intérêt.
Vous empilerez les emprunts, si vous le voulez. Vous appellerez cela “dette
consolidée”, dette qui pourra grossir d'année en année. Mais votre revenu aussi
grossira. Il grossira grâce à mes prêts qui vous permettront de développerez le
pays à votre goût.”
“Alors, plus notre travail fera l'île
produire, plus notre dette totale augmentera?»
– «Mais oui. Dans tous les pays
civilisés la dette publique est le baromètre de la prospérité!»
#14. Le loup
mange les agneaux.
– «C'est cela que vous appelez monnaie saine, monsieur
Golden? Une dette nationale devenue nécessaire et impayable, c'est malsain.
Cela n'a aucun sens.»
– «Messieurs, toute monnaie saine doit
être basée sur l'or et sortir de la banque à l'état de dette. La dette
nationale est une bonne chose: elle place les gouvernements sous la sagesse
incarnée des banquiers. À titre de banquier, je suis un flambeau de
civilisation dans votre île.»
– «Monsieur Golden, même si pour vous
nous sommes ignorants, nous ne voulons plus de votre système dans cette île. Il
ne nous convient pas du tout. Nous ne voulons plus rien savoir de cette
civilisation-là. Nous n'emprunterons plus un seul sou de vous. Monnaie saine ou
pas saine, nous ne voulons plus faire affaire avec vous.»
– «Messieurs, cette décision est
maladroite. Pour vous je la regrette. Si vous rompez avec moi, moi j'ai vos
signatures. Remboursez-moi immédiatement tout, capital et intérêts.»
– «Voyons donc! Ne voyez-vous pas que cela
est impossible? Même si on vous donnait tout l'argent de l'île on ne serait pas
quitte.»
– «Tant pis. Je n'y puis rien.
Avez-vous signé, oui ou non? Oui? Eh bien, en vertu de la sainteté de nos
contrats, et tel que convenu entre nous au temps où vous étiez si contents de
m'avoir, je saisis toutes les propriétés que vous avez gagées. Si vous ne
voulez pas servir de bon gré la suprême puissance de l'argent, vous la servirez
de force! Vous continuerez à exploiter l'île, mais pour moi, et à mes conditions.
Allez. Je vous passerai mes ordres demain.»
#15. Le
contrôle des journaux.
Martin sait, comme ses ancêtres l'ont
toujours su, que celui qui contrôle le système monétaire d'une nation, contrôle
toute la nation. Mais il sait aussi que pour maintenir ce contrôle il faut
entretenir le peuple dans l'ignorance, et le distraire, l'amuser avec
différentes choses. Martin Golden s'est aperçu que des cinq insulaires, deux
sont conservateurs et trois sont libéraux. Cela paraît dans les discussions que
les cinq entretiennent le soir, surtout depuis qu'ils sont devenus ses
esclaves. On se chicane entre bleus et rouges. Martin Golden va donc
s'appliquer à envenimer le plus possible leurs discordes politiques. Il utilise
sa petite presse pour faire paraître deux feuilles hebdomadaires: “Le
Soleil”, pour les rouges, “L'Étoile”, pour les bleus. “Le Soleil”
dit en substance: Si vous n'êtes plus les maîtres chez vous, c'est à cause
de ces arriérés de bleus, toujours collés aux gros intérêts. “L'Étoile” dit
en substance: Votre dette nationale est l'œuvre des maudits rouges, toujours
prêts aux aventures politiques.
Et nos deux groupements politiques se
chamaillent de plus belle, oubliant le véritable forgeur de chaînes, le
contrôleur de l'argent, monsieur Golden, le dernier arrivé.
#16. Une épave précieuse.
Un jour Thomas découvre au bout de
l'île l'épave d'une chaloupe abandonnée. À l'intérieur de la chaloupe il
découvre une caisse assez bien conservée. Il ouvre la caisse et y découvre du
linge et des menus effets, mais son attention s'arrête sur un petit livre
intitulé: Première année de 'Vers Demain'.
Curieux, notre homme s'assied et ouvre
ce volume. Il commence à lire. Il trouve que le volume est intéressant, très
intéressant. Il le dévore. À la fin il s'écrie:
«Voilà ce qu'on aurait dû savoir
depuis longtemps! L'argent ne tire nullement sa valeur de l'or, mais des
produits qu'il représente et qu'il est fait pour acheter! L'argent peut être
une simple comptabilité. Les crédits passant d'un compte à l'autre selon les
achats et les ventes!
Le total de l'argent en rapport avec
le total de la production! À toute augmentation de production doit correspondre
une augmentation équivalente d'argent ...
Jamais d'intérêt à payer sur l'argent
nouveau qui est créé... Le progrès n'est pas représenté par une dette publique
mais par un dividende égal à chacun ... Les prix… ajustés au pouvoir d'achat
par un coefficient des prix!»
Thomas n'y tient plus. Il se lève et
court, avec son livre, faire part de sa splendide découverte à ses quatre
compagnons.
#17.
L'argent, une simple comptabilité.
Thomas s'installe professeur, et dit: «Voici ce qu'on
aurait pu faire sans le banquier, sans or, sans signer aucune dette. J'ouvre un
compte au nom de chacun de vous. À droite, les crédits, tout ce qui fait
augmenter le compte; à gauche, les débits, tout ce qui le diminue. Pour
commencer on voulait chacun $200. D'un commun accord nous écrivons $200 au
crédit de chacun. Chacun démarre avec $200. Alors François achète des produits
à Paul, pour $10: Je retranche 10 à François – il lui reste 190 – et j'ajoute
10 à Paul, qui maintenant passe à 210. Ensuite Jacques achète de Paul pour $8:
Je retranche 8 à Jacques – il lui reste 192 – et Paul monte à 218. Paul achète
du bois à François pour $15. Je retranche 15 à Paul, il garde 203. J'ajoute 15
à François, qui remonte à 205. Et ainsi de suite, d'un compte à l'autre, tout
comme des piastres en papier vont d'une poche à l'autre. Si l'un de nous a besoin
d'argent pour augmenter sa production, on lui ouvre le crédit nécessaire, sans
intérêt. Il rembourse le crédit une fois la production vendue. Même chose pour
les travaux publics. On augmente aussi, périodiquement, les comptes de chacun
d'une somme additionnelle, sans rien ôter à personne, en correspondance au
progrès social. C'est le dividende national. Ainsi l'argent demeure ce qu'il
est, un instrument de service.»
#18. Désespoir du banquier.
Tous ont compris. Le lendemain le banquier Golden reçoit
une lettre signée des cinq:
«Monsieur, vous nous avez endettés et exploités sans
aucune nécessité. Nous n'avons plus besoin de vous pour régir notre système
d'argent. Nous aurons désormais tout l'argent qu'il nous faut, sans or, sans
dette, sans voleur. Nous établissons immédiatement dans l'Île des Naufragés le
système du dividende national. Le dividende national remplacera la dette
nationale. Si vous tenez à votre remboursement, nous pouvons vous remettre tout
l'argent que vous avez fait pour nous, pas plus. Vous ne pouvez réclamer ce que
vous n'avez pas fait.»
Martin Golden est au désespoir. C'est son empire qui
s'écroule. Pour les cinq il n'y a plus de mystère d'argent ou de crédit. Que
faire? Leur demander pardon?
#19.
Supercherie mise à jour.
Nos hommes font signer au banquier un document attestant
qu'il est toujours propriétaire de tout ce qu'il possédait en arrivant dans
l'île. D'où l'inventaire général: la chaloupe, la petite presse, les
accessoires, et ... le baril, le fameux baril! Martin Golden est obligé de
montrer à quel endroit il se trouve. Nos hommes creusent la terre, trouvent le
baril, et enfin le sortent, mais sans trop de respect, cette fois-ci, car le
petit livre qui parlait du système monétaire basé sur le dividende national leur
a appris à mépriser le fétiche or. En le soulevant nos hommes s'aperçoivent
qu'il n'est pas assez lourd pour contenir de l'or. Alors François ouvre le
baril avec un coup de hache. Le baril dévoile son contenu: des roches, rien que
des roches sans valeur.
Nos hommes n'en reviennent pas: “Dire qu'il nous a mystifiés à
ce point! Dire que nous lui avons gagé nos propriétés pour des bouts de papier
basés sur quatre pelletées de roches! Dire que nous nous sommes haïs et boudés
pendant des mois et des mois pour une supercherie pareille! Fallait-il aussi
que nous soyons gogos pour tomber en extase devant le seul mot «OR» !
Maintenant on ne sait pas où est rendu Martin Golden.
Certains l'ont vu fuir vers la forêt.
#20. Adieu à l'île.
Quelques jours après l'histoire du baril un navire qui s'était
écarté de la route ordinaire a remarqué des signes de vie sur cette île non
enregistrée, et a jeté l'ancre au large du rivage. Nos hommes ont appris que le
navire était en route vers l'Amérique. Ils ont alors décidé de prendre leurs
effets les plus faciles à transporter, et de s'en retourner dans leur pays.
Ils ont emporté avec eux le document qui les avait tirés de la
griffe du financier Martin, le fameux album «Première Année de Vers Demain».
Une fois rendus dans leur pays, les cinq sont tous devenus des apôtres de la
doctrine du Crédit Social, car ce document avait mis dans leur esprit une
précieuse lumière.
Suivent des considérations a
partir de l'histoire racontée.
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